Avant-propos
Deux disciplines de la chimie sont nées de la découverte de la radioactivité naturelle à la fin du XIXe~siècle~: la radiochimie et la chimie sous rayonnements ionisants. Elles se sont développées en parallèle et de façon complémentaire au fil du XXe~siècle. Les découvertes de la radioactivité artificielle et de la fission de l’uranium par les neutrons ont été des catalyseurs, en même temps d’ailleurs que l’accès des accélérateurs de particules chargées aux chimistes. Elles sont aujourd’hui devenues indissociables dans le contexte du développement de l’énergie nucléaire de fission et de l’utilisation médicale des radionucléides et rayonnements ionisants.
La radiochimie est consacrée à l’étude des propriétés chimiques des radioéléments et de la matière radioactive~; la chimie sous rayonnement est consacrée aux effets chimiques induits des rayonnements ionisants.
La radioactivité est portée par les radionucléides eux-mêmes engagés dans des espèces physicochimiques. Les rayonnements ionisants émis naturellement par les radionucléides ou d’origine instrumentale changent la nature des espèces physicochimiques.
Ces évidences d’aujourd’hui ont été constatées dès la découverte des «rayons uraniques» par Henri Becquerel et la concentration des «radioéléments naturels» par Marie Curie.
Marie Curie a co-précipité le sulfure de polonium avec celui de bismuth et le chlorure de radium avec celui de baryum, différenciant simultanément radioélément et propriétés chimiques. Pierre Curie et André Debierne ont observé la production d’hydrogène, d’oxygène et d’eau oxygénée dans les solutions de sels de radium provenant de la dissociation de l’eau par les rayonnements. Le premier effet chimique des rayonnements est même la réduction des sels d’argent de l’émulsion photographique utilisée par Henri Becquerel lors de la découverte des rayons uraniques. L’effet biologique de l’exposition aux sources radioactives ou aux rayonnements ionisants, qui est à redouter dès que l’on expérimente avec de la matière radioactive ou des rayonnements ionisants, a été constaté très tôt par Pierre Curie portant sur lui une source de radium.
Durant les quatre premières décennies du XXe~siècle, la seule matière radioactive disponible en quantité pondérable à l’échelle du milligramme a été celle contenant du polonium, et à l’échelle du gramme celle contenant du radium. Elle a permis la fabrication des sources radioactives pour les premières irradiations alpha et gamma, remplacées par les faisceaux des accélérateurs de particules centuplant leur intensité.
Si en quarante ans dans le monde, on a seulement préparé de l’ordre du kilogramme de radium, on décharge aujourd’hui annuellement des réacteurs nucléaires des milliers de tonnes de combustible usé, lequel a la même activité spécifique que le radium. L’auto-transformation chimique de la matière radioactive sous l’effet de ses propres rayonnements doit être constamment prise en compte. La gestion de la matière radioactive anthropique cumulée depuis plus de cinquante ans est devenue un problème scientifique et sociétal pour plusieurs générations. D’autant plus que le fractionnement de la matière radioactive, aussi soigné soit-il, conduit à la dispersion planétaire d’une infime partie de celle-ci, qui se retrouve dans l’environnement à une concentration si faible que seule la radioactivité permet de mesurer couramment, et que seules les méthodes de la radiochimie permettent d’identifier en tant qu’espèces chimiques.
Les rayonnements ionisants, les radioéléments, les éléments rendus radioactifs ont un impact dans de nombreux domaines de la recherche fondamentale et ont des applications dans la vie courante, l’industrie et la médecine.
Ce numéro thématique met en lumière la diversité actuelle et l’importance des recherches en cours dans ces disciplines et montre à l’évidence leur interdépendance. Il montre de plus que les méthodes utilisées en radiochimie et chimie sous rayonnements ionisants sont parmi les plus récentes de la panoplie des chimistes, bien loin de celles utilisées par les pionniers de ces disciplines.
Robert Guillaumont,
Membre de l’Académie des sciences, membre de l’Académie des technologies, radiochimiste, professeur honoraire de chimie, Université Paris-Saclay