Jean-Eugène Germain (1922-2002)
Par quels chemins, le fils d’un petit viticulteur de Boujan sur Libron, prés de Béziers, naturellement destiné à exploiter les deux hectares de la propriété familiale, devient-il à 32~ans professeur titulaire de la Chaire de chimie générale et organique de la Faculté sciences de Lille~?
Sa première expérience technologique est un concours de meccano. Il est lauréat, mais, examinant les chefs d’œuvre exposés, il estime que sa réalisation, par ses mécanismes, bien supérieure à celles de concurrents mieux récompensés. Il comprend qu’il a été desservi par la piètre apparence de pièces trop usagées et, dans ses mémoires, conclut ce récit presque sereinement~: «Dans notre monde, il vaut mieux paraître qu’être, et cette vérité me semble toujours immorale». Très tôt, l’instituteur du village remarque son intelligence précoce et réussit à convaincre ses parents de lui faire poursuivre des études. Au lycée de Béziers, bien que considéré comme plutôt littéraire, il révèle une passion pour les sciences expérimentales et en particulier pour la chimie. Dans le grenier de la maison familiale de Boujan, il monte un véritable laboratoire qu’il appelle le LDB (Laboratoire de Boujan), équipé de matériel récupéré ici ou là et dès 1937 (il avait 15~ans), d’un assortiment de matériel de chimie acheté par correspondance. Ses «manips» préférées étaient bruyantes ou nauséabondes~! Ce LDB, il l’a maintenu et enrichi, et a continué d’y jouer pendant ses vacances jusqu’à ses derniers jours.
En classes préparatoires, il décide de se présenter uniquement au concours d’entrée à l’École Normale Supérieure où il est reçu en 1943. Agrégation passée, en 1947, il y est nommé agrégé préparateur. Mais, après un premier vrai contact avec la recherche sous la direction du professeur Dupont, alors directeur de l’École et du laboratoire de chimie de la rue Lhomond, il décide de changer d’orientation et va préparer une thèse aux États-Unis avec V.~Ipatieff à Northwestern University. Cette rencontre l’a profondément marqué. Il en a toujours gardé une grande vénération pour ce maître qu’il citait souvent. Et il a conservé des liens étroits avec un certain nombre de ses collègues américains, liens qui ne se sont jamais distendus.
Chez Ipatieff, J.-E.~Germain apprend les méthodes d’étude de la catalyse hétérogène qui sont encore quelque peu empiriques, comme elles l’étaient du temps de cet autre précurseur, Paul Sabatier, à qui ses travaux en catalyse hétérogène ont valu le prix Nobel. Mais on sait néanmoins l’importance qu’avait depuis longtemps la catalyse hétérogène dans la grande industrie chimique et le raffinage du pétrole. À son retour, il monte un (éphémère) laboratoire de catalyse rue Lhomond. Se démarquant de l’école de pensée alors dominante en France, il choisit d’étudier les réactions catalytiques -~sur des molécules un peu plus complexes, souvent préparées spécialement, dans le but d’élucider un mécanisme de réaction~: c’est la «catalyse en chimie organique.»
Mais il ne s’en tient pas là. Dans le laboratoire de physique voisin, il fréquente Claude Dugas et Pierre Aigrain et tentera avec eux de rationaliser les phénomènes catalytiques par la physique du solide, une autre voie de recherche qui s’avèrera plus difficile et plus longue.
Nommé en 1952 chargé de cours à la Faculté des sciences de Lille, il est titularisé deux ans plus tard dans la Chaire de chimie générale et organique. II ouvre un laboratoire de catalyse qui s’étoffe très vite avec le soutien des industriels, notamment des Houillères du Bassin du Nord et du Pas-de-Calais (HBNPC). Les anciens se souviennent avec émotion et nostalgie de ces années d’intense activité : journées de travail d’au moins 12~heures, discussions et bilans, à l’heure du thé quotidien et des séminaires (obligatoires) du samedi après-midi. Le Centre de carbochimie, créé à son initiative avec les HBNPC grâce aux conférenciers de premier plan qui y étaient invités, donnait à la communauté scientifique régionale une très appréciable animation.
En 1962, pressé par les Houillères, J.-E.~Germain accepte la charge de directeur de l’École Nationale Supérieure de Chimie de Lille, son prédécesseur étant appelé à la direction de l’INSA de Lyon. Il y procède à un rééquilibrage équitable des enseignements. Il ne s’agit pas de remplacer une chimie par une autre, l’inorganique par l’organique, ou la métallurgie par le génie chimique, mais de donner aux futurs ingénieurs le bagage très étendu dont ils auront besoin tout au long de leur vie professionnelle. Sa direction obéit avant tout à une éthique que, bien plus tard, un de ses collaborateurs, Jean-Pierre Joly, résume ainsi~: «Sauf en cas de force majeure, les promesses doivent être tenues. Tout retard dans le travail est paresse, toute compromission est honteuse reculade, tout faux-semblant est mensonge affligeant. En corollaire, tout travail honnête appelle reconnaissance et salaire.»
En 1966, il quitte Lille pour Lyon où on l’appelle à diriger l’École Supérieure de Chimie Industrielle. Fidèle à ses convictions, il y mène tambour battant une réforme des études inspirée de son expérience lilloise. Cela dérange~! Mais même les événements, de mai~68 n’en changent pas vraiment le cours, bien qu’ils aient fortement perturbé la vie de ESCIL. J.-E.~Germain reste égal à lui-même~: il fait ce qu’il doit faire, là où il doit le faire.
Chacun s’attendait alors à ce qu’il succède à Marcel Prettre à la tête de l’Institut de Recherches sur la Catalyse. Il s’y est refusé, fort sagement, laissant cette difficile tâche à de plus téméraires. D’ailleurs, en quittant le gros laboratoire de Lille, il avait décidé de limiter désormais son équipe à une douzaine de collaborateurs, de façon à consacrer plus de temps à la recherche qu’aux tâches administratives. Mais en acceptant la présidence du Comité de direction de I’IRC, ainsi que celle d’un provisoire Comité des programmes, il a exercé une influence décisive sur l’évolution de l’organisation et des programmes de cet institut.
À Lille comme à Lyon, J.-E.~Germain fut un enseignant unanimement apprécié. Il avait ce talent particulier de prendre son auditoire exactement au niveau où il se trouvait avant de le conduire bien plus haut. Même lorsque, dans quelque congrès, il s’adressait à des spécialistes censés tout savoir de l’état de la question, il n’hésitait pas, dans le premier quart d’heure, à rappeler des notions élémentaires. On parle de clarté~; plus encore, c’était une connaissance des hommes et un jugement sûr qui lui permettaient de se situer exactement au bon niveau. Son autorité était incontestée par ses collègues comme par les industriels auprès desquels il a exercé de nombreuses activités de conseil. Dans toute réunion, en congrès, ou en jury de thèse, ses critiques toujours pertinentes étaient redoutées, mais aussi sollicitées. S’exprimant parfois sans ménagement, il savait aussi, quand il le fallait, arrondir les angles. Il pouvait dire~: «Il est renversant de vous voir interpréter vos résultats par des réactions interdites par la thermodynamique», mais aussi~: «Je regrette, mais jusqu’à présent, ceux qui sont allés contre la thermodynamique ont eu tort.»
Par son travail acharné, son esprit critique, sa rigueur intellectuelle et morale, il aura exerce une profonde influence sur l’enseignement, la recherche, la formation des ingénieurs et des chercheurs, le conseil scientifique à l’industrie. Son héritage se retrouve dans une bonne moitié du réseau des laboratoires de catalyse en France~: à Lille, Poitiers, Caen, Strasbourg et Lyon. Mais la quête de la vérité lui importait davantage que la fortune et les honneurs. Il a été pleinement reconnu par ceux qui partageaient ses valeurs, alors que d’autres, qu’il n’a pas ménagés, ne lui ont pas pardonné.
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