Passée la porte du laboratoire...
Rédigé par Pellaud Francine Eastes Richard-Emmanuel
L’origine de ce numéro tient en quelques mots~: «Mais où peut-on trouver des informations, des conseils, des idées, des considérations théoriques et pratiques pour apprendre à vulgariser la chimie~? Apprendre à déjouer les pièges de cette forme de communication scientifique, à en surmonter les obstacles les plus classiques et ne pas avoir sans cesse l’impression de réinventer la poudre~?~»
Telle est la question que nous a un jour posée un collègue qui, depuis deux ans, avait décidé de prendre sur son temps de recherche pour faire partager sa passion, et dépassé l’appréhension qui l’avait jusqu’alors empêché de passer la porte de son laboratoire pour aller à la rencontre du «grand public»…
«Apprendre la vulgarisation scientifique»… La réponse à cette problématique ne s’arrête pas à une énumération de «bonnes pratiques » accompagnées de «modes d’emploi». Car comme l’enseignement, la vulgarisation scientifique tient tout autant de l’art que des techniques de communication. Ainsi, partager ses connaissances doit d’abord être un plaisir, non seulement pour celui qui les divulgue, mais également pour celui qui les reçoit. Un plaisir qui passe par un don de soi et une écoute de l’autre.
Pourtant, le plaisir et l’amour alliés à la technique ne semblent encore pas suffire. Une réflexion sur les objectifs de la vulgarisation est nécessaire, qu’ils soient liés au partage de la connaissance ou, de manière plus ambitieuse, à l’apprentissage de notions ou de concepts, à la lutte contre la désaffection pour les filières scientifiques voire, d’une manière plus générale, aux relations entre chimie et société… Et on ne s’adresse pas à des enfants ou à des adultes «non scientifiques» comme on s’adresserait à ses pairs. Une prise en compte des publics, des mécanismes d’apprentissage, des outils de la médiation scientifique, s’avère indispensable.
C’est dans cet esprit, et pour répondre à la question initiale de notre collègue, que nous nous sommes lancés dans l’aventure de la conception de ce numéro spécial. Il ne s’agit ni d’un livre de recettes, ni d’un catalogue d’actions menées ici ou là, et encore moins d’une série de préceptes didactiques théoriques.
Ce recueil d’articles tente simplement d’offrir des pistes pour mieux comprendre ce que peut signifier «vulgariser la chimie», au regard de ses origines, de ses rôles, de sa place dans les relations science-société ou de son rapport à l’enseignement.
À ce titre, L’Actualité Chimique apparaissait comme la revue la mieux placée pour proposer ces éléments de réflexion à la communauté des chimistes d’une part, mais également aux autres communautés de la recherche ou de la culture scientifique. Et nous profitons de cette introduction pour remercier l’ensemble de sa rédaction, dont l’immense travail n’a eu d’égal que l’enthousiasme à faire en sorte que ce numéro, malgré des niveaux de conceptualisation inhabituels et des thèmes parfois un peu éloignés des préoccupations usuelles des lecteurs, reste accessible et attrayant.
Par ailleurs, nous tenons à remercier tout particulièrement Jacques Deferne et Alain Gassener pour leur autorisation à reproduire, tel un fil rouge tout au long du numéro, les illustrations drôles et pleines de finesse de leur ouvrage, Le monde étrange des atomes.
On trouvera certes dans ce numéro la répétition de principes bien connus, mais également beaucoup de perspectives et d’idées nouvelles. Parallèlement, nous avons été amenés à faire un certain nombre de choix délibérés, destinés à donner une tonalité particulière au message que nous souhaitions proposer aux lecteurs de L’Actualité Chimique.
L’expression de «grand public» par exemple, est très usitée dans le monde de la culture scientifique. Pourtant, au moment de déterminer le titre de ce numéro, ce n’est en réalité pas par hasard que nous lui avons préféré le terme de «profane». Car si le grand public s’éduque, telle une masse indifférenciée d’ignorances individuelles à combler, le profane peut être initié à la connaissance scientifique, participer à l’élaboration de son savoir, mieux comprendre le monde dans lequel il vit puis, s’il le souhaite, intervenir dans les débats et décisions qui portent sur l’utilisation de la science par la société.
De même, nous avons parfois hésité sur l’emploi des variantes de médiation, vulgarisation, communication, diffusion ou partage de la culture scientifique, plus ou moins contestées pour des raisons diverses. Pensant que là n’était pas la question la plus importante et bien que nous préférions le premier de ces termes, qui tend au demeurant progressivement à s’imposer Pour notre part, nous préférons le terme de «médiation» à celui de «vulgarisation». Le terme de «médiation» ne doit pas être pris dans son sens juridique, mais dans le sens d’un lien véritable, établi entre la science et la société. Placé «au milieu» des protagonistes par l’étymologie même de sa dénomination, le «médiateur» facilite les contacts de la chimie avec la société, réduit les incompréhensions, écoute les préoccupations des non-chimistes, partage et discute de ses valeurs avec eux, s’inspire de leurs conceptions pour élaborer son discours et finalement, efface les frontières entre la communauté des chimistes et ceux qui utilisent ou sont touchés par leurs découvertes., nous avons laissé les auteurs de ce numéro en faire un usage indifférencié, voire refuser d’en employer aucun.
Au contraire, il nous a semblé que la problématique principale était ailleurs. Le monde d’aujourd’hui est devenu complexe, les problèmes et les enjeux multipolaires, les interrelations, les intrications omniprésentes. Les «chaînes alimentaires» ont cédé leur place aux «réseaux trophiques», les lettres aux «e-mails» contenant presque toujours des destinataires «en copie», la «croissance» au «développement durable»… Les objets constitutifs de chacun de ces systèmes sont non seulement en interactions avec tous les autres mais, comme les ordinateurs reliés à la «toile», ils sont tous impliqués dans son évolution et sont à la fois émetteurs et récepteurs. Dans ce monde transfiguré par la culture de l’Internet, où les relations interpersonnelles changent de nature, peut-être est-il donc nécessaire de reconsidérer et de revisiter la nature même de la vulgarisation/médiation scientifique. Peut-on en effet continuer à penser ses objectifs comme une nécessaire éducation d’un «grand public» malgré tout condamné à le rester, et sa pratique comme la délivrance linéaire et univoque d’un message par les initiés vers les profanes~?
C’est ce que nous espérons vous faire découvrir dans les pages qui suivent…
Richard-Emmanuel Eastes et Francine Pellaud
Coordinateurs du numéro